4 - Extraits

#Fragments de vies
Voici le début de la première biographie que j’ai rédigée. Elle aura toujours une place particulière dans ma vie. Elle m’a permis de me conforter dans le choix de ma reconversion. J’ai ainsi pu éditer un livre de 200 pages de manière professionnelle. J’ai ri en l’écrivant. J’ai été émue aussi. J’ai surtout vécu ce que vous ressentirez en offrant ou recevant un tel cadeau. Parce que cette histoire, c’est celle de mon père.
La fête bat son plein en ce 14 juillet 1952. Sur la place du marché de Vitry-sur-Seine, les habitants scrutent le ciel noir dans l’attente du feu d’artifices. La journée a été très chaude. Cela fait plusieurs jours que la canicule s’est installée sur l’ensemble de la France. Même si l’air s’est un peu rafraichi, il reste encore lourd. La chaleur n’empêche pas l’effervescence : l’orchestre joue un dernier morceau enlevé. L’accordéon s’en donne à cœur joie. Les gens dansent, chantent ou discutent.
Dans cette atmosphère joyeuse et détendue, ma mère et mon père restent légèrement en retrait. Ils n’ont pas pris part au bal cette année. Ils n’assisteront finalement pas non plus au feu d’artifices.Mon père, René, un homme charpenté au visage rond et aux cheveux légèrement dégarnis tirés en arrière, aimerait surement sortir son harmonica et se joindre à la liesse générale. Au lieu de ça, il soutient ma mère, Germaine, par le bras. Petite et frêle, les traits anguleux, elle ne peut plus cacher depuis bien longtemps son ventre arrondi par ce petit garçon qui s’apprête maintenant à naitre. Pliée par les premières douleurs de l’enfantement, elle marche difficilement.
Plutôt que de prendre l’avenue Danielle Casanova pour rentrer chez eux, ils remontent l’avenue Paul Vaillant Couturier. Sans voiture, ils n’ont d’autre choix que de rejoindre à pied la gare SNCF. Un kilomètre et demi long et fatigant, entrecoupé d’arrêts imposés par de douloureuses contractions. À la gare, un train les emmène pour vingt minutes de trajet chaotique et inconfortable jusqu’à Austerlitz. Une ultime marche pour arriver à l’hôpital de la Pitié.
Soulagés, ils se sentent rassurés. En terrain connu. Ils connaissent parfaitement les lieux. C’est à cet endroit qu’ils se sont rencontrés. Tous deux travaillent ici : ma mère dans le service des tuberculeux de la Pitié ; mon père, aide-soignant de nuit à la Salpêtrière, suit en plus des cours pour passer le concours d’infirmier.Je suis né le lendemain, le quinze. Ma sœur, Geneviève – Gege – n’est pas là. De trois ans mon ainée, elle a été envoyée en vacances à la campagne chez ma grand-mère paternelle, Albertine. À la Chesnaie, en Bretagne.
L’accouchement se déroule sans autre particularité que l’utilisation des forceps. Ne voulais-je déjà pas quitter ma mère, comme une sorte de prémonition ? Car la sortie de la maternité ne s’effectue pas dans la joie du retour serein. Maman ne revient pas chez nous. Je n’irai pas non plus.Extrait du Titi de Vitry
Ce deuxième passage m’a fait comprendre l’importance, voire le poids de certains souvenirs et avec eux, le cortège d’émotions qui peuvent remonter sans que l’on s’y attende.
Je pédale le plus vite possible sur la route mouillée au risque de me rompre le cou. Il pleut à verse. L’orage m’a rattrapée. Le tonnerre éclate, les éclairs zèbrent le ciel noir. Je déteste ça ! J’en ai toujours eu peur ! Je dois absolument me mettre à l’abri. Mes parents m’ont appris à ne pas me réfugier sous un arbre pour ne pas prendre la foudre. Ma seule échappatoire se dessine indistinctement derrière un rideau d’eau gris. Je suis arrivée à Moncoulon. Je me dirige droit vers la première maison du hameau. Je la reconnais. Je sais qui y vit. Deux vieilles dames. Je ne suis même pas sûre qu’elles soient si âgées. Elles sont toujours habillées en gris, elles doivent donc avoir au moins quarante ans. Porter des teintes très foncées au-delà d’un certain âge est une coutume. À moins qu’elles soient veuves. Mais elles porteraient plutôt du noir. Quoi qu’il en soit, cette couleur les vieillit encore davantage.
Je n’ai pas d’autre choix pourtant je n’ai pas envie. J’ai peur. Ces deux femmes m’effraient. L’une surtout. Dans un ultime effort, je frappe à la porte. Celle qui m’ouvre me terrifie, moi mais aussi tous les enfants des alentours. Elle est naine.
Je suis dégoulinante sur le seuil. Pétrifiée. Et alors que je cherche mes mots et mon courage pour lui demander de m’abriter pendant l’orage, elle me sourit chaleureusement et m’accueille à bras ouverts. Je suis surprise. Je ne m’y attendais pas. Elle est la gentillesse incarnée ! Elle me rassure, me propose des petits gâteaux. Nous discutons toutes les deux le temps que le grain passe. Je n’ai plus peur maintenant. Je suis même profondément émue.
Je me trouve tellement injuste d’avoir pensé qu’elle était méchante simplement à cause de sa petite taille. Comment peut-on être aussi stupide ? Comment peut-on être aussi odieux ? Les enfants peuvent condamner cruellement ceux qui sortent de la norme. J’étais un peu comme ça auparavant : je me moquais. Je ne le suis plus. Je repense à ce garçon avec ses grosses lunettes. Je viens d’apprendre à ne pas juger les gens d’après leur apparence. C’est l’une des expériences les plus marquantes de ma jeune vie. Et certainement l’une des leçons les plus importantes que j’apprendrai jamais.
Extrait de Marelle et petits gâteaux